La Technique Alexander pour les musiciens
La Technique Alexander est une méthode éminemment pratique pour résoudre les problèmes. Frederick Matthias Alexander (1869-1955) assurait que la plupart des problèmes que les gens ont à affronter - relatifs au corps, à l'esprit, à la santé ou au travail - sont les manifestations d'une constante unique : l'influence de l'usage de soi sur le fonctionnement. Par usage, Alexander voulait dire la façon dont on réagit, de tout son être, à une situation donnée. Quand, par exemple, je prends mon archet pour jouer une note sur mon violoncelle, j'utilise mon moi tout entier (de la tête aux pieds) d'une manière personnelle déterminée par un grand nombre de facteurs dont l'habitude, les perceptions que j'ai de moi-même et du monde qui m'environne, mes intentions en tant que violoncelliste et musicien, en d'autres termes la globalité de mes expériences et de mes désirs. Mon attitude et ma coordination sont uniques et, en tant que tels, synonymes de mon " usage " de moi-même.
Au violoncelle, je peux me concentrer, diriger mes énergies et jouer une note sans idées préconçues sur l'éventuel résultat, laissant ainsi quelque chose de créatif et de frais se produire à travers mon geste. Ou bien, je peux avoir l'intention de créer tel son, de produire un effet, d'induire une émotion en moi ou chez l'auditeur. Dans ce cas, j'interviens sur quelque chose qui n'arrive pas à travers moi mais à cause de moi ou, pire encore, malgré moi. Dans mon combat pour la réussite, je commence à jouer d'une manière laborieuse et gauche et je risque sous peu de développer des habitudes de rigidité de pensée et de comportement pour compenser mon manque de lucidité. Alexander appelait cette attitude « aller droit au but » (end-gaining) et la considérait comme la cause ultime de toutes les difficultés.
Alexander a montré qu'une certaine orientation de la tête, du cou et du haut du dos permet au corps de se coordonner de façon idéale. Nous le voyons chez les animaux, qu'ils soient sauvages ou domestiques. Un guépard repère une proie de loin. Soudain, il oriente la tête vers l'avant et vers le haut, son corps se tend, dynamique, prêt à courir et à bondir. Alexander appelait « contrôle primaire » cet élément qui déclenche la coordination et qui existe chez tous les vertébrés. Lorsque je vais droit au but, je perturbe les actions de mon contrôle primaire en premier lieu et, en conséquence, ma coordination globale en souffre. Mon mauvais usage fausse les choses en moi et dans ma relation avec le monde extérieur, dont mon instrument et le public font partie. Je dois donc abandonner mes impulsions d'aller droit au but, un processus qu'Alexander nommait « inhibition ».
Cesser d'aller droit au but et bénéficier des nombreux avantages d'un contrôle pimaire bien dirigé pourrait paraître simple vu de l'extérieur. Pourtant, deux obstacles majeurs barrent la route de la liberté. Vous avez peut-être déjà fait cette expérience de voir une photo de vous et de vous exclamer : impossible, je ne me vois pas de cette manière ! En réalité, et c'est ce qui vous trouble, il y a presque toujours un écart entre ce que vous faites et ce que vous ressentez en le faisant, comme le montre l'évidence irréfutable de la photographie comparée à l'impression subjective.
Alexander appelait cet écart « la perception sensorielle erronée » et l'expliquait comme une fonction de l'habitude - nous avons tendance à ignorer ce que nous faisons tout le temps, pour prêter plus d'attention à ce qui est nouveau et différent - et comme l'un des résultats du mauvais usage de soi. Le corps est pourvu de capteurs, appelés « propriocepteurs », qui nous donnent des indications en matière de posture, mouvement, équilibre, effort, fatigue, etc. Le cou est particulièrement riche en propriocepteurs. Si vous utilisez mal votre tête et votre cou de façon constante (et les photos de vous au mariage de votre cousin ne trompent pas), vous êtes plus enclin à recevoir en retour des indications déformées de ces capteurs vitaux.
Aussi insidieuses que soient les perceptions sensoreilles erronées, ce n'est pas l'obstacle le plus important sur la route de la liberté. La clé de la maîtrise, selon Alexander, réside non dans ce que nous faisons mais dans ce que nous cessons de faire et dans ce que nous nous prévenons nous-même de faire. Et dans l'urgence toujours présente de faire et d'être vu en train de faire, nous trouvons extrêmement difficile de ne pas faire. Le « non-faire », l'essence de la Technique Alexander, est la chose au monde la plus difficile à faire. Je suis pleinement conscient de la contradiction contenue dans cette phrase ; c'est cette contradiction, justement, qui fait que nous nous trompons encore et encore.
Le contraste de deux usages de soi à l'instrument
Pour une application pratique de la Technique Alexander, je vous propose d'étudier le contraste entre deux violoncellistes, le concertiste italien Antonio Janigro (1918-1989) et une musicienne peinte par le peintre hongrois Robert Bérény (figures 1 et 2). Supposons que cette femme est une musicienne amateur et nommons-la Roberta. (Toutes les observations qui suivent s'appliquent, avec des ajustements minimes, à tous les musiciens et pas seulement aux violoncellistes.)
Selon les principes de la Technique Alexander, le meilleur moyen d'analyser la coordination de ces deux violoncellistes est de les étudier à partir de la tête et ensuite de considérer le reste du corps, de haut en bas. Janigro tient sa tête haute, ce qui permet à la colonne vertébrale d'être bien étirée vers le haut. Le fait que la tête soit légèrement penchée vers la droite n'interfère ni avec le port de tête ni avec la longueur de la colonne vertébrale, ce qui prouve que le signe d'une bonne coordination n'est pas la position de la tête mais sa direction. Roberta tient sa tête en avant et vers le bas, ce qui a pour corollaire un raccourcissement de la colonne vertébrale. Le cou et la colonne de Janigro constituent une unité et sa tête (on l'imagine aisément) est mobile et non limitée - c'est-à-dire, dans une certaine mesure, indépendante du cou. Les points d'intégration et de séparation sont inverses chez Roberta ; la tête tire le cou de la colonne vertébrale, à tel point que cou et colonne sont séparés, alors que tête et cou sont intégrés.
Les épaules de Janigro créent une unité avec son dos et sont écartées l'une de l'autre, sans aucune tendance à se hausser. Les épaules de Roberta sont haussées et contractées, séparées du dos mais très intégrées aux bras. Les bras de Janigro sont le prolongement naturel de son dos et de ses épaules, tandis que ceux de Roberta sont levés et tenus serrés. Les poignets de Janigro, ses mains et ses doigts dessinent une ligne fluide, douce, qui prolonge à travers les bras la connection venant du dos et des épaules. Les poignets de Roberta sont contractés et en torsion, rompant la ligne des bras. Côté gauche et côté droit, chez Janigro, les coudes sont en abduction (éloignés l'un de l'autre) et les poignets en adduction (dirigés l'un vers l'autre), ce qui établit une opposition entre les coudes et les poignets, opposition qui n'existe pas chez Roberta. Les doigts souples de Janigro s'allongent et ne sont actifs que dans la mesure nécessaire à la réalisation de leur tâche. Les doigts de Roberta sont courbés, contractés et asymétriques, serrant l'archet et le manche avec une force excessive.
Une bonne position corporelle est en partie définie par la capacité que vous avez d'en changer avec aisance et rapidité. En d'autres termes, tout ce qui est statique doit contenir tout ce qui est dynamique et, dans une certaine mesure, vice versa : en mouvement, vous devriez être capable de retrouver facilement le repos. Janigro place ses jambes et ses pieds de telle sorte qu'il pourrait se lever immédiatement s'il le souhaitait, ce qui serait physiquement impossible pour Roberta. Elle réussit le tour de force d'étendre ses jambes tout en tenant fermement le violoncelle avec ses genoux, ce qui étouffe l'instrument et réduit sa résonance. Le violoncelle de Janigro repose doucement contre ses jambes ; le violoncelle n'entrave pas la liberté des jambes et les jambes n'entravent pas la liberté du violoncelle. Les pieds de Janigro sont placés comme ceux d'un danseur, en contact avec le sol de façon ferme mais légère. Les chevilles de Roberta sont en flexion dans une image miroir de ses poignets ; ses talons et ses orteils sont positionnés de telle sorte que les pieds semblent plus gêner le reste du corps que l'aider.
Les images racontent parfois des histoires trompeuses. Et cependant, même si Roberta n'était qu'un modèle tenant l'instrument pour la première fois de sa vie, sa coordination illustrerait, avec moins d'exagération que vous ne pourriez le croire, les habitudes de posture et de gestes de nombreux violoncellistes que j'ai vus et entendus depuis des années, des débutants, des enfants, des adultes amateurs et quelques violoncellistes professionnels expérimentés. Je considérerai donc Roberta comme une étudiante en violoncelle imaginaire, mais plausible, et je vais lui donner une leçon de Technique Alexander.
Une leçon de Technique Alexander
Il existe un merveilleux numéro de cirque dans la tradition chinoise dans lequel l'artiste (imaginez une jeune jongleuse) fait tourner une assiette au sommet d'une longue baguette jusqu'à ce que l'assiette soit en équilibre. Ensuite, elle met la baguette (avec l'assiette qui tourne toujours) dans un trou sur un cheval de bois. Elle fait tourner une deuxième assiette sur une deuxième baguette jusqu'à ce qu'elle soit stable dans sa dynamique et à ce moment-là, elle insère la baguette qui tient l'assiette dans un deuxième trou sur le cheval de bois. Elle poursuit ainsi avec trois, quatre, cinq assiettes et à ce moment-là, la première assiette commence à vaciller. La jongleuse court à la première assiette et relance son mouvement circulaire. Elle pose une sixième assiette, une septième et là, la deuxième et la troisième assiette commencent à vaciller et elle y court pour raviver la force de leur rotation. Le numéro se poursuit ainsi, toujours plus excitant et plus dangereux, jusqu'à ce qu'elle ait placé en équilibre quinze assiettes au sommet de quinze baguettes insérées dans trois chevaux de bois. Cela demande de la dextérité, de la vivacité, du sang-froid et beaucoup plus pour accomplir cet exploit qui semble irréalisable.
Le jeu du violoncelle présente de multiples défis. En voici une liste non exhaustive :
- La tenue d'un instrument de grande taille contre le corps du musicien ;
- tous les éléments de la technique de la main gauche caractéristique des instruments à cordes, tels que l'articulation des notes avec les doigts, les changements de position de la main le long de la touche, les extensions des doigts, le pizzicato de la main gauche, l'intonation, le vibrato, etc. ;
- le jeu de la main droite, c'est-à-dire la conduite précise de l'archet, les changements de cordes, les différents coups d'archet, etc. ;
- la synchronisation du jeu de la main gauche et de la main droite ;
- les exigences de la partition : notes, phrases, nuances, etc., dont on pourrait faire une liste très longue.
En de nombreux points, la violoncelliste ressemble à la jongleuse chinoise de mon exemple. Elle doit veiller à de multiples variables (ou assiettes) en même temps, en alternance, en combinaison et dans des séquences variées. Comme la jongleuse, la violoncelliste a besoin de dextérité, de vivacité et de sang-froid. Et, également comme la jongleuse, elle doit ralentir son temps psychologique, c'est-à-dire devenir tellement à l'aise en maîtrisant chaque variable séparément qu'en groupant toutes ces variables, elle a la sensation de bouger au ralenti. En effet, ce n'est que pour le public que l'artiste de cirque se précipite d'assiette en assiette ; en elle-même, elle a l'impression d'avoir tout le temps du monde pour relancer toutes les assiettes du monde.
Mobilité et résistance latente
Je demande à Roberta de mettre son violoncelle de côté - il y a de multiples assiettes à faire tourner avant d'ajouter le violoncelle à son numéro. Je lui demande de s'asseoir. Dans cette position comme dans beaucoup d'autres, nous recherchons une combinaison de mobilité latente et de résistance latente. La résistance latente permettrait à Roberta de me résister si, par exemple, je me plaçais derrière elle, je mettais mes mains sur ses épaules et j'essayais de la pousser vers le bas ou si j'appuyais avec le poing sur sa colonne vertébrale entre les omoplates et si j'essayais de la pousser vers l'avant. Ce n'est pas que je m'attende à ce que le tourneur de pages bondisse subitement derrière elle et l'attaque durant un concert. La résistance, latente ou réalisée, est simplement une des exigences d'une bonne coordination. Elle sert à créer des connections entre toutes les parties du corps, qui devient de ce fait fort et stable.
La mobilité latente permettrait à Roberta de se lever et de se rasseoir avec le moindre effort, de se balancer sur ses fesses d'un côté à l'autre, d'incliner le tronc d'avant en arrière à partir des hanches, mais aussi de combiner certains de ces mouvements et de tourner son tronc bien droit en cercles, demi-cercles ou ellipses dans le sens de l'aiguille d'une montre ou en sens inverse. Pour faire cela, elle aura besoin d'être assise bien à l'avant de son siège, en faisant porter le poids de son corps plus sur ses ischions que sur ses cuisses. De nombreux violoncellistes (et autres musiciens d'orchestre) s'entraînent et jouent sur scène en appuyant le dos au dossier de la chaise. C'est une façon à peu près sûre d'immobiliser le corps, ce qui augmente la charge du travail des membres supérieurs. Cela semble paradoxal à première vue, mais pour vous soulager de mauvaises tensions dans la région cervicale, les épaules et les bras, vous devez augmenter les tensions correctes dans le dos et les jambes - correctes par la quantité, la qualité et la durée. Ainsi, il vaut mieux éviter les situations et les positions dans lesquelles le dos se détend de façon incorrecte, comme par exemple en s'appuyant au dossier d'une chaise.
La mobilité et la résistance ne s'excluent pas mutuellement. Roberta peut bouger son corps latéralement même si j'applique une tension vers le bas sur ses épaules. La mobilité peut être latente ou réalisée. Roberta n'a pas besoin de se balancer de côté à chaque coup d'archet. En effet, la plupart du temps, il peut être bien préférable de ne pas remuer. Mais elle devrait pouvoir bouger si elle le désirait, sans perdre ses directions et sa capacité de résistance. De même, la résistance peut être latente ou réalisée sans perte de direction ou de mobilité.
Les directions primaires
La liberté qu'a la tête de bouger de côté, d'avant en arrière, vers le bas, vers le haut et dans une infinité de combinaisons de ces mouvements fait partie intégrante de la mobilité latente du corps. En jouant du violoncelle, Janigro serait certainement capable de regarder le public, le chef d'orchestre, sa main gauche, l'archet et le bras qui le guide, ou n'importe où ailleurs et pourtant les mouvements de sa tête n'entraîneraient pas de raccourcissement de sa colonne vertébrale. Pour que Roberta puisse faire de même, il lui faudra d'abord et en premier lieu, orienter sa tête vers le haut de telle sorte que la direction même de la tête allonge la colonne vertébrale. On peut résumer la relation entre la tête et la colonne vertébrale par la formule suivante : « la tête mène, le corps suit ». La tête mène le corps vers le haut, lui indiquant l'étirement optimal quels que soient la position ou le mouvement ; et la tête mène le corps durant le mouvement, lorsqu'il prend différentes positions ou qu'il en sort. La tête joue donc un double rôle : en orientant le corps vers le haut et en l'accompagnant dans toute trajectoire. On peut observer ce phénomène chez les animaux, chez les enfants et chez des adultes exceptionnels comme Fred Astaire ou Arthur Rubinstein.
Ainsi, la première assiette que Roberta doit faire tourner est la direction de la tête, du cou et du haut du dos, ce que nous pouvons appeler les « directions primaires ». La deuxième assiette est la mobilité latente et la résistance latente, l'une ou l'autre ou les deux pouvant être active(s) à tout moment. Maintenant plaçons le violoncelle en position de jeu. La plupart des violoncellistes ont tendance à perdre leurs directions une fois qu'ils prennent possession du violoncelle - ils cassent deux assiettes de la plus haute importance -, alors que la technique du violoncelle n'exige en aucune manière que le violoncelliste perde ses directions primaires. Et la présence du violoncelle contre le corps devrait stimuler le musicien bien coordonné pour une plus grande clarté dans ses directions. On peut apprendre comment utiliser une force extérieure agissant sur le corps pour déclencher toutes sortes de forces opposées à l'intérieur du corps, pour lui donner plus de vitalité qu'il ne pourrait en avoir en l'absence d'un tel stimulus. Comme un cheval prospère sous le poids du cavalier, le violoncelliste devrait prospérer avec le poids du violoncelle contre son sternum et contre son genou gauche. Comme le violoniste qui place son violon contre l'épaule et le cou ou le saxophoniste qui tient son instrument avec son dos et ses épaules au moyen d'une courroie... L'opposition est à la fois enrichissante et agréable. Etre en opposition avec son partenaire en patinant ou en dansant le tango, par exemple, vous donne une impression de plus grande stabilité et de plus d'entrain que lorsque vous dansez ou patinez seul (stabilité et dynamisme, parents de la résistance et de la mobilité, sont complémentaires et non contradictoires). En conduisant une voiture pour gravir une montagne, vous mettez en place une opposition entre la gravité et la poussée du moteur. Si vous faites attention à cela, votre propre corps répond à cette opposition en s'allongeant et en s'élargissant.
Le balancement
Une fois que Roberta se sentira bien avec le violoncelle contre elle, elle devra ajouter une autre assiette à son numéro, qui comprend déjà les directions primaires, ainsi que la mobilité et la résistance latentes de son corps dans son ensemble. Je vais alors la laisser un certain temps se balancer de côté avec le violoncelle, en position de jeu. Le balancement vise plusieurs buts. Au fond, la source de la puissance d'un violoncelliste ne vient pas de ses bras, mais de son dos et de ses jambes. Dans une coordination idéale, le dos et le pelvis sont alignés et forment une unité qui reste intacte en toutes circonstances. Pour être vraiment utile, le balancement nécessite que l'unité du dos et du pelvis soit maintenue et même renforcée dans le mouvement. Se balancer représente ainsi un défi qui peut améliorer le jeu de Roberta selon la façon dont elle s'y prend. Tant qu'elle dirige sa tête, son cou et son dos, le fait de se balancer augmente la participation du dos et des jambes dans l'acte de jouer du violoncelle, ce qui a pour conséquence d'alléger le travail des épaules et des bras. Mais si Roberta se balance de façon incorrecte, elle cassera encore une autre assiette.
Chez les gens qui ont une coordination idéale, les bras soutiennent le dos autant que le dos soutient les bras ; les bons danseurs ou les athlètes en sont la démonstration quel que soit le moment où ils pratiquent. Le balancement de Roberta est donc plus facile et plus bénéfique si elle utilise ses bras pour renforcer le travail du dos, ce qu'elle peut faire en préparant son annulaire gauche à jouer un ré une octave au-dessus de la corde ré à vide (il se trouve que c'est la position dans laquelle Janigro tient sa main sur la photo, mais c'est une simple coïncidence ; la main gauche de Janigro était bien coordonnée dans toutes les positions). Roberta doit maintenant commencer à diriger son coude gauche, son poignet, sa main et ses doigts. Selon toute vraisemblance, elle va momentanément négliger ses directions primaires et casser quelques assiettes. Mais petit à petit, elle deviendra capable de veiller à chaque variable à tour de rôle et de façon concomittante.
Usage des bras
Je demande à Roberta de prendre son archet et de jouer la note préparée par sa main gauche. Tout en jouant, elle se balance d'un côté à l'autre, mais pas au hasard ; elle se balance à gauche en tirant l'archet et à droite en poussant l'archet. En d'autres termes, le bras qui tient l'archet bouge en opposition au corps, ce qui augmente les connections entre le dos et les bras.
En jouant du violoncelle, les deux bras de Janigro sont en pronation plutôt qu'en supination. Les termes de pronation et de supination sont utiles à tous les musiciens. Tenez-vous debout, bras le long du corps. Pour les mettre en pronation, tournez-les jusqu'à ce que les paumes regardent derrière. Pour les mettre en supination, tournez-les jusqu'à ce que les paumes regardent devant. Si vous êtes couché sur le dos, vous êtes en supination ; si vous êtes allongé sur le ventre, vous êtes en pronation. Si vous êtes couché sur le dos, les jambes repliées et les pieds à plat, vous êtes en semi-supination (une excellente position pour se reposer quelques instants après une longue journée de travail). Les personnes habiles utilisent leurs bras aussi bien en pronation qu'en supination. Toutefois, d'après mon expérience d'enseignant, je trouve qu'il est plus facile pour un débutant de sentir les connections entre le dos et les bras (et à travers les bras aux avant-bras, aux poignets, aux mains et aux doigts) quand les bras sont en pronation. Et la plupart des situations que les musiciens ont à affronter nécessitent de mettre les bras en pronation, au violoncelle, au piano, à la clarinette, au hautbois, et ailleurs. Si Janigro plaçait un tant soit peu en supination son bras gauche, il trouverait aussitôt les tensions et les distorsions que l'on observe dans le bras gauche et dans les mains de Roberta. Pour toutes ces raisons, je demande maintenant à Roberta de mettre ses bras en pronation. La pronation de ses bras et l'opposition entre les épaules (dirigées vers l'extérieur, écartées l'une de l'autre) et les poignets (dirigés vers l'intérieur, tournés l'un vers l'autre) devient pour elle une autre assiette à relancer en permanence.
L'usage d'un bras aura tendance à affecter l'usage (et le fonctionnement) de l'autre bras. On peut tester cela en se tapant la tête avec la main gauche et en se frottant le ventre de la main gauche. On donne le nom de " transfert bilatéral " à cette influence mutuelle entre la main droite et la main gauche. Si, par exemple, Roberta lève son bras gauche trop haut ou le laisse tomber trop bas, ce qui atténue les connections entre le dos et le bras, elle aura tendance à donner une mauvaise direction à son bras droit aussi, en corrélation avec le gauche. Toutefois, selon la façon dont elle s'utilise, le transfert bilatéral peut fonctionner à son avantage. Si elle trouve une connection claire entre le bras droit et le dos, par exemple, et un contact stable entre l'archet et les cordes du violoncelle, la main gauche s'améliorera automatiquement et deviendra stable sur les touches. A cause du transfert bilatéral, les musiciens font parfois un mauvais diagnostic de leurs problèmes techniques et sont convaincus que leur main gauche est en cause alors qu'en réalité, c'est le mauvais usage de leur main droite qui entraîne le mauvais fonctionnement de leur main gauche.
Usage des jambes
L'usage des jambes peut aussi affecter l'usage des bras et vice versa. On peut donc parler de " transfert quadrilatéral " à propos de l'interdépendance de tensions entre tous les membres. Le transfert quadrilatéral est l'une des raisons pour lesquelles tous les musiciens doivent accorder de l'attention à la façon dont ils utilisent leurs jambes. Il est presque impossible d'avoir des bras et des mains bien coordonnés si les jambes et les pieds ont de mauvaises directions, comme ceux de Roberta avant de commencer ses leçons de Technique Alexander. En jouant du violoncelle, Roberta doit accorder la même attention à tous ses membres, aussi simple que soit l'exercice joué. Le transfert quadrilatéral devient une des assiettes qu'elle doit faire tourner de façon constante pour rester bien équilibrée au violoncelle.
Roberta est maintenant prête à jouer une gamme. Je lui demande de jouer une gamme en sol majeur sur deux octaves, quatre notes à l'archet. Inutile de dire qu'elle doit continuer à diriger sa tête, son cou, son dos, ses jambes, ses pieds, ses épaules, ses bras, ses mains et ses doigts ; cultiver sa mobilité latente et sa résistance latente ; se balancer latéralement en dirigeant son archet en opposition à son dos ; et utiliser le transfert quadrilatéral dans un but constructif. Les gammes représentent d'infinis problèmes pour Roberta. Elle tire l'archet trop rapidement et se trouve piégée elle-même par manque de place à la fin de chaque tirer d'archet. Elle oublie d'anticiper les changements de corde, qui sont donc inégaux et accentués sans besoin. Son archet dérape au point de contact avec la corde, ce qui rend le son tour à tour grinçant et manquant de netteté. Elle a besoin tout le temps de faire attention à l'intonation, au vibrato et aux changements de position de la main gauche. Il y a des assiettes cassées tout autour d'elle.
Rythme et prosodie
Mais le problème le plus important de Roberta est que ses gammes ressemblent à un exercice physique vide de tout contenu musical. Elle oublie qu'elle est d'abord et avant tout une artiste et se comporte au mieux comme un artisan, au pire comme un robot. Peu importe combien d'assiettes vous faites tourner et avec quelle habileté vous les faites tourner - si vous séparez la technique de la substance musicale, vous brisez la plus importante et la plus précieuse de toutes les assiettes et votre talent aura du mal à émouvoir votre auditoire.
L'élément musical fondamental est le rythme. Et pour aider Roberta à jouer plus musicalement, je lui demande de percevoir un aspect spécifique du rythme. Une unité de deux notes dont la première porte le temps fort et la seconde le temps faible est appelée pied trochaïque, un terme emprunté à la poésie. Le mot ne-ver (jamais) en anglais est une illustration de ce pied. Si deux notes sont organisées non comme un temps fort suivi d'un temps faible, mais comme un temps faible de préparation suivi d'un temps fort, elles constituent un pied iambique. En anglais, on trouve de nombreux pieds iambiques : to BE / or NOT / to BE (être ou ne pas être) (iambique et trochaïque sont les adjectifs correspondants aux substantifs iambe et trochée). Je demande à Roberta d'organiser la gamme qu'elle joue, quatre notes à l'archet, en unités iambiques, c'est-à-dire une succession de temps faible/temps fort, temps faible/temps fort. C'est comme si Roberta devait compter ses notes non pas de cette manière :
UN-deux... TROIS-quatre... UN-deux... TROIS-quatre..
mais :
UN... deux-TROIS... quatre-UN... deux-TROIS... quatre-UN...
Avant qu'elle commence à penser de cette manière, son jeu est soit complètement arythmique, soit - peut-être par hasard et par habitude - uniformément trochaïque (et ennuyeux), ce qui est la manière dont beaucoup de musiciens moyens ressentent, entendent et jouent la musique. Si elle prête une attention consciente à la construction rythmique d'une gamme, elle peut rapidement rendre le son musical, égal et vivant, en particulier si elle lui infuse les « énergies propulsives » du pied iambique. J'aime bien appeler cette construction rythmique prosodie - un terme que j'ai également emprunté à la poésie. Il est facile pour les musiciens de ne pas tenir compte des aspects prosodiques du rythme, mais cette inattention peut être cher payée ; dans certains cas, jouer sans prosodie devient si problématique que cela peut affecter la santé du musicien. J'écris actuellement un livre sur le sujet, provisoirement intitulé The Integrated Musician (« Le Musicien Intégré »).
Au début, les efforts que fera Roberta pour jouer de façon prosodique rendront son jeu pire et non meilleur. Elle essaie de « sentir » les pieds iambiques en les chorégraphiant avec la tête et le cou. A chaque signe de tête « iambique », pour ainsi dire, elle perd ses directions primaires et casse une assiette. Le fait de bouger la tête ne serait pas un problème si Roberta gardait la tête bien dirigée, mais pour l'instant elle sacrifie ses directions sur l'autel de la prosodie. L'échange n'est pas avantageux, cependant, car la perte des directions primaires fait s'ébouler l'édifice entier de la coordination et la prosodie avec lui. Externaliser la prosodie musicale avec des mouvements de la tête, du cou, du dos, des jambes, des pieds et ainsi de suite traduit souvent un effort pour compenser le manque de clarté - une manifestation de ce qu'Alexander nommait « aller droit au but ». Le jeu de Roberta sera plus prosodique quand elle réussira à être attentive à ses directions en même temps qu'elle nourrira les directions rythmiques de la musique qu'elle sera en train de jouer.
Une fois qu'elle est capable de jouer la prosodie iambique sans perdre ses directions, je peux lui demander de jouer la gamme comme une série d'unités trochaïques - après tout, la musique contient des séquences trochaïques occasionnelles, dont le musicien doit jouer la prosodie aussi habilement que toute séquence iambique. Je ne veux pas dire que Roberta doit toujours jouer de façon iambique mais plutôt qu'elle doit jouer de façon prosodique et la plupart des passages musicaux ont un caractère iambique. De plus, la séquence iambique, lorsqu'elle est bien exécutée, organise les gestes physiques d'une manière organique qui rend le jeu du violoncelle plus facile. Par exemple, j'ai signalé plus haut que Roberta a tendance à aller trop vite avec son archet au début de chaque coup d'archet, ce qui crée un frappé important qui écrase presque le temps faible qui suit. Si elle cherche à jouer de façon iambique (ce qui nécessite une note légère de préparation suivie d'un frappé), ses intentions prosodiques entraîneront nécessairement un départ plus économique pour chaque coup d'archet, de façon à mieux connecter la note légère de la préparation à la première note du groupe suivant (deux-TROIS... quatre-UN !).
Creativité et musicalité
Roberta intègre maintenant son cou à sa colonne vertébrale et sa tête est indépendante de son cou ; elle intègre ses épaules à son dos et ses bras sont indépendants de ses épaules ; elle intègre son pelvis à son dos et ses jambes sont indépendantes de son pelvis. Elle donne des directions à sa tête, son cou, ses épaules, ses bras, ses poignets, ses mains, ses doigts, ses jambes et ses pieds. Sa tête mène, son corps suit. Elle se balance latéralement, seulement si elle le souhaite et elle est prête à résister à toute force qui agit sur son corps - par exemple, une pression exercée sur ses épaules. Elle conduit son archet en opposition à son corps. Elle place ses deux bras en pronation de telle sorte que les épaules soient dirigées vers l'extérieur, éloignées l'une de l'autre et les poignets vers l'intérieur, tournés l'un vers l'autre. Son jeu est prosodique et organisé de façon iambique. La vie est belle.
Mais mon devoir d'enseignant est de conduire Roberta à un niveau d'habileté toujours plus élevé, c'est pourquoi je lui demande de faire tourner toujours plus d'assiettes. De bonnes directions primaires seraient presque inutiles si elles n'étaient pas présentes dans toutes les situations, dont celles qui représentent des défis. Après avoir demandé à Roberta d'affronter à un certain nombre de tâches qui lui paraissent essentiellement physiques (bien qu'en réalité elles engagent la personne dans son ensemble, pas seulement le corps), je lui propose maintenant le défi de tâches comme la créativité et la musicalité. Les deux engageront aussi la personne dans son ensemble et peuvent au début lui faire perdre ses directions primaires et briser des assiettes. Dans sa pratique quotidienne de musicienne, toutefois, elle doit apprendre et mémoriser des morceaux, répéter avec des partenaires de musique de chambre, jouer devant un public, et ainsi de suite, et chaque nouvelle exigence la prépare à toutes ces activités.
Lorsqu'elle joue une gamme, je lui demande de moduler : d'abord en sol mineur, ensuite en si bémol majeur, enfin en do mineur. Je lui demande de jouer une gamme dans des tons entiers, comme par exemple dans la musique de Debussy ; ou une gamme pentatonique typique de nombreuses traditions folkloriques ; ou sur le mode phrygien, que Miles Davies a utilisé avec tant de finesse dans ses Flamenco Sketches. Je lui demande d'improviser une berceuse dans le style de Brahms. Le seul mot d'improvisation précipite Roberta dans une frénésie de mauvaises directions ; comme tant de musiciens classiques, elle a une peur bleue de l'improvisation, qu'elle perçoit comme une menace. L'improvisation méritera donc toute une série de leçons en soi. Je lui demande de me donner la terre et le paradis. Et elle me donne tout cela, faisant tourner plus d'assiettes qu'elle n'aurait jamais cru possible et en cassant plus encore.
A la fin de notre session de travail, Roberta aura-t-elle le même jeu que Janigro ? Bien sûr que non. Cela n'a jamais été mon intention. Maintenant à son meilleur niveau, elle joue d'une façon unique qui est la sienne.